II

Paul s’arrêta. A cette période de l’année, ce ne pouvait être du pollen, et d’ailleurs, le pollen n’avait pas cette brillance. En outre, l’effluescence jaillissait avec trop de force pour être simplement portée par le vent. Pour la seconde fois, Paul hésita : l’épaisse émanation jaune ressemblait beaucoup à un gaz. Il se souvint de ces moutons tués au Nevada ou dans l’Utah à cause d’une fuite de gaz neurotoxique militaire. C’était peut-être – non... Ridicule.

La brume chatoyante s’élargit et l’enveloppa. Pendant quelques secondes, il retint sa respiration puis la débloqua et éclata de rire. La matière jaune s’écarta de son visage et se referma sur lui presque aussitôt. Çà et là, quelques parcelles étincelaient. Avant d’atteindre les arbres, Eyre remarqua que de petites gouttes s’étaient formées sur l’herbe, sur ses mains, sur les canons de son fusil. On eût dit du mercure doré. Lorsqu’il passa la main le long de l’arme, les gouttelettes s’unirent pour former deux grosses gouttes qui tombèrent dans sa paume et y roulèrent comme du mercure.

Il les renifla, plissa le nez et les fit tomber par terre : elles avaient une odeur de liquide spermatique.

Eyre constata alors qu’il n’avait pas rechargé son fusil et en fut légèrement étonné, car il ne manquait jamais de le faire immédiatement après avoir tiré. En fait, il rechargeait si machinalement qu’il n’y pensait même pas et cet oubli prouvait qu’il était plus troublé qu’il ne le croyait.

Soudain la brume, le brouillard – l’émanation, quelle qu’elle fût – disparut. Paul se retourna et vit que derrière lui, sur cinq ou six mètres, l’herbe avait pris une vague teinte jaune.

Il continua à avancer, remarqua devant lui sur le sol une branche brisée par la chose. Derrière s’étendait le bois, épais et silencieux. Eyre s’engagea dans l’enchevêtrement de fourrés de ronces où il avait levé tant de lapins. Il y en avait un, précisément, un gros mâle tapi parmi les épines. La bête le vit, comprit que Paul l’avait vue mais ne bougea pas. Il s’accroupit pour l’examiner, constata que ses yeux noirs paraissaient égarés, que de petites taches jaunes scintillaient çà et là dans son pelage roux. Comme le lapin se trouvait à l’ombre, ce ne pouvait être le soleil qui faisait luire son poil.

Eyre fit un geste brusque en direction de l’animal, qui ne détala pas et demeura sur place, tremblant violemment.

Quelques minutes plus tard, Paul arriva à l’endroit où la chose, selon sa trajectoire, aurait dû toucher le sol mais ne vit nulle trace dans les buissons ou dans l’herbe.

Pendant une heure, il explora soigneusement le bois du côté du cours d’eau où il se trouvait et ne découvrit rien. Il traversa le ruisseau, qui n’atteignait à aucun endroit plus de cinquante centimètres de profondeur, et reprit ses recherches sur l’autre berge. Il n’y vit pas de mercure jaune, ce qui pouvait avoir deux significations : ou la chose n’y était pas venue, ou elle avait cessé de projeter de la matière jaune – si c’était bien elle qui en était la source car, après tout, l’apparition de l’émanation et la disparition simultanée de la chose n’étaient peut-être qu’une coïncidence. Une coïncidence qui lui semblait toutefois peu probable.

Paul Eyre aperçut alors une goutte de mercure et se dit que la chose continuait à... A saigner ? Pourquoi employer un tel mot ? pensa-t-il en secouant la tête. On ne peut blesser que des êtres vivants ; il avait endommagé la chose.

Il entendit derrière lui un bruit d’éclaboussure, fit volte-face et aperçut à travers la végétation un objet rond, plat et noir s’élevant du milieu du ruisseau. Il l’avait vu de loin quand il avait traversé mais l’avait pris pour un rocher arrondi presque entièrement recouvert par l’eau. Décidément, sa vue baissait.

Paul traversa à nouveau, suivit sur le sol une traînée humide qui s’arrêta soudain. Il leva les yeux et quelque chose – la chose – tomba derrière un buisson. Il y eut un craquement puis le silence revint.

Ainsi la chose était vivante. Aucune machine ne se déplaçait de la sorte, sauf...

Que dirait Tincrowdor s’il lui racontait qu’il avait vu une soucoupe volante ?

Le bon sens lui conseillait de n’en souffler mot à personne. S’il en parlait, on se moquerait de lui, on le croirait fou ou atteint, comme son père, de sénilité précoce.

Cette pensée sembla provoquer en lui une brève crise de démence. Il se précipita en criant dans les buissons épineux et, parvenu sous l’arbre d’où la chose était tombée, s’arrêta. Il était couvert de sueur, son cœur lui martelait la poitrine. Sur le sol mou et humide, il ne décela aucune empreinte, aucun indice qu’un gros objet lourd y fût tombé.

Du coin de l’œil, il aperçut quelque chose qui bougeait sur sa droite. Il se retourna, tira une, deux fois. Des débris d’écorce s’envolèrent, retombèrent en pluie. Paul rechargea – pas question d’oublier, cette fois – et s’approcha à pas lents du buisson où il avait cru entrevoir la chose. Mais elle n’y était plus, si tant est qu’elle y avait été.

Comme il continuait à avancer, il se sentit soudain pris de vertige et s’appuya contre un arbre. Son sang tambourinait dans ses oreilles, les buissons se fondaient en une masse indistincte. La substance jaune était peut-être bien une sorte de gaz neurotoxique.

Eyre décida de quitter le bois. Ce n’était pas la peur mais le bon sens qui l’avait fait changer d’avis et, d’ailleurs, personne ne le verrait battre en retraite.

Parvenu près de la lisière, il s’arrêta. Il n’éprouvait plus de vertige, le monde avait recouvré ses contours nets. Certes, il serait le seul à savoir qu’il s’était enfui mais il ne pourrait plus jamais se considérer comme un homme véritable. Non, il tirerait cette affaire au clair, nom de Dieu – et il se convainquit qu’il ne venait pas de jurer en proférant mentalement ces derniers mots.

Il se retourna et aperçut à travers les buissons une forme blanche ressemblant à un dos de femme nue. Sous la peau laiteuse et lisse affleurait la dentelure de la colonne vertébrale. Les hanches étaient invisibles mais Paul vit ensuite apparaître la tête, la chevelure noire tombant sur les épaules blanches.

Eyre appela la femme, qui ne lui prêta pas attention. Il se rendit près de l’arbre où elle aurait dû se trouver mais elle avait disparu. Des brins d’herbe achevaient de se redresser, d’autres restaient couchés sur le sol.

Une heure plus tard, Paul Eyre renonça. Avait-il simplement cru voir une femme ? Que serait venue faire une femme nue dans ce bois ? Elle ne pouvait y être en galante compagnie car l’homme et elle auraient déguerpi au premier coup de feu.

Sur le chemin du retour, Eyre eut l’impression d’apercevoir au loin une grande tache marron clair. Il s’accroupit, écarta les fourrés et découvrit l’arrière-train d’un animal émergeant d’un buisson situé à une trentaine de mètres. La croupe, d’un brun jaunâtre, avait une longue queue terminée par une touffe, et si Paul n’avait pas su la chose impossible, il aurait juré qu’elle appartenait à un lion d’Afrique. Ou plutôt à une lionne.

Quelques instants plus tard, il vit une tête de femme à l’endroit où aurait dû se trouver celle du lion si l’animal s’était dressé sur ses pattes de derrière. Elle se présentait de profil et c’était la plus belle des femmes qu’il eût jamais vues.

Eyre se dit qu’il devait souffrir d’une forme insidieuse de grippe asiatique et que cela expliquait tout. En fait, c’était la seule explication possible.

Il en était convaincu lorsqu’il atteignit l’orée du bois. Le champ lui apparut couvert de fleurs rouges ; à son extrémité, qui semblait distante de plusieurs kilomètres, se dressait une cité verte scintillante.

La vision ne dura que trois ou quatre secondes ; les fleurs et la cité disparurent, le champ reprit ses dimensions réelles, comme un élastique qu’on relâche, avec un claquement que Paul put entendre.

Dix minutes plus tard, quand il pénétra dans la ferme, Riley l’accueillit en le mordant.

Station du cauchemar
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